Un célèbre chimiste et philosophe français disait « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». En est-il de même en musique ? De Mozart à Serge Gainsbourg, les plus grands créateurs ont toujours puisé dans les œuvres de leurs prédécesseurs et leurs contemporains, avant d’être à leur tour repris. Alors oui la musique serait une affaire d’influences, d’emprunts à d’autres, de reprises et… d’interprètes.
En Jamaïque pas moins qu’ailleurs, peut-être même plus. Ici les producteurs enregistrent plusieurs fois le même titre par différents chanteurs, les artistes reprennent – parfois détournent – les chansons d’autres, surtout le public comme les producteurs regardent depuis toujours vers le voisin américain et puisent dans son catalogue.
A ce titre, Ken Boothe est sans conteste un artiste pleinement jamaïcain.
Le premier morceau de son nouvel album (le premier depuis 25 ans, tout du moins à l’international), « Speak Softly Love », a une histoire qui illustre bien cet aspect de la musique. Le titre est connu pour avoir été écrit par le compositeur italien Nino Rota (texte de Larry Kusik), pour le film « Le parrain » de Francis Ford Coppola. La bande originale devenue mythique fut pourtant à l’époque disqualifiée aux Oscars dans sa catégorie : Nino Rota avait en effet déjà utilisé le thème dans un autre film vingt ans avant ![1] Le plus savoureux est que ce fameux thème avait lui-même été emprunté à… l’opéra de Verdi « La forza del destino».
Ken Boothe quant à lui, reprend ce titre en 1974, 2 ans après la sortie du film, s’inspirant surement de la version d’André Williams aux USA. Suggérée, réalisée et produite par le brillant musicien et producteur jamaïcain Lloyd Charmers, elle sortira sur l’album le plus vendu de Ken en Angleterre : « Everything I own ». Le chanteur en fait à l’époque une version splendide, démontrant que la qualité de l’interprète peut faire vivre un texte et une musique, comme si elle venait de naitre, la faire sienne et la rendre universelle.
Plus de quarante ans plus tard, sur la terrasse d’une maison en plein air, il renouvelle le tour de magie et nous emporte à nouveau dans cette version acoustique : nul doute, c’est lui, « le Godfather ».
Il faut rappeler qu’à l’époque de la sortie du titre au milieu des années 70, Ken vie son plus grand succès international. « Everything I own », l’autre reprise qui a donné le titre à l’album, est numéro 1 en Angleterre. Elle l’amène à venir se produire dans les émissions de TV, pour son premier voyage en Europe ! Néanmoins la maison de disque (Trojan Records) fera faillite, et même si Ken les pardonne aujourd’hui, cela laissera une lourde empreinte sur la suite de sa carrière. Quoi qu’il en soit le succès de Ken Boothe à travers ce titre se poursuivra plusieurs fois en étant repris à nouveau, plus de dix ans après, par Boy George en 1987 puis par le groupe UB40 dans les années 90 ; une reconnaissance rare pour un artiste des caraïbes à cette époque.
Depuis plusieurs années Ken Boothe est déjà une star en Jamaïque, avec une longue liste de tubes derrière lui. Ses tous premiers pas en studio, il les fait en 1963, âgé d’à peine 15 ans avec son partenaire Stranger Cole. Ce sera le titre « World’s Fair », pour le compte du fameux producteur Clement Dodd et son Studio One (studio et label, ouvert en 1963). A cette époque les producteurs, issus du sound system, se font une compétition féroce, et aiment démontrer qu’ils peuvent faire naitre de très jeunes talents. Ainsi démarre en trompette la carrière du jeune chanteur issu de Denham Town, l’un des quartiers populaires de Kingston au même titre que le plus célèbre Trenchtown.
Après avoir gravé quelques titres en duo, le producteur phare de l’île tire vite Ken Boothe par la manche pour qu’il enregistre seul. Cela donnera « Artibella » son tout premier hit en solo. Mélodie inspirée d’un générique TV, Ken co-écrit avec Stranger Cole des paroles d’amour. Son interprétation fiévreuse et conquérante en fait un chef d’oeuvre, qui transcende le genre. Les chansons d’amour resteront à partir de là son incontestable marque de fabrique et assureront sa popularité auprès de la gent féminine jamaïcaine jusqu’à aujourd’hui. La version « Inna de Yard » de notre disque est menée par le fabuleux pianiste Robbie Lynn, lui aussi véritable signature musicale de ces années 60, et s’offre en outre l’accordéon si parisien du musicien français Fixi[1].
Dès le début, Ken est autant productif que populaire. Ce sont les Wailers qui font parfois les chœurs pour lui, comme sur son hit « The train is coming ». « African Lady », écrite par Bob Marley – autre star montante des années 60 en Jamaïque – sonne comme un hommage rendu à son ami par Ken, dans une version alliant cette fois-ci percussions Nyabinghis et arrangements soul R’n’B.
Ce nouvel album fait ainsi la part belle à cette période faste, où la Jamaique écrit son histoire la plus euphorique, quelques années après l’indépendance de 1962, chantée par ses meilleurs artistes. Le ska endiablé « I am a fool » côtoie « I don’t want to see you cry », ce dernier étant écrit par une autre grande voix de l’époque et compère de Ken, le mélodieux Bob Andy (notamment co-interprète aux cotés de Marcia Griffiths de la fabuleuse reprise de Nina Simone « Young, gifted & black »). « Let The Water run dry », enregistré en 1968, fait vibrer dans cette nouvelle version les choeurs sublimes du trio des Viceroys. Lui aussi officiait avec succès chez le même producteur Studio One au milieu des années 60. Ils enregistrent néanmoins pour la première fois ensemble, et ce 50 ans après ! Le célèbre « Keep me hanging on », écrit à l’origine par Holland-Dozier-Holland pour les Suprêmes, et popularisé en Jamaïque avec le titre « Set me free » sur la version de Ken Boothe de 1968. Enfin « When I fall in love », sorti la même année et qui inspirera bien plus tard une reprise par Miss Dynamite en Angleterre. Ici dans une version à nouveau épaulée par l’accordéon intriguant de Fixi, et soutenu puissamment par les choeurs collectifs et mystiques d’un all stars vocal Inna de Yard avec Cedric Myton, Kiddus I, the Viceroys et Kimberley Goldson.
Comme son contemporain Bob Marley, dont il partage les premiers pas en studio, Ken Boothe est influencé par les grands chanteurs de soul américaine. Comme lui, il en reprend nombre de succès. Et si la future icône mondiale du reggae est associée à Curtis Mayfield, Ken lui, est comparé à Wilson Pickett. Mais il ne se cantonne pas à imiter, son inspiration se fait création. Voix incontournable du ska, il l’est aussi du style qui suit et qui précède le reggae : le « Rocksteady ». Au point qu’il est tout simplement couronné « Mr Rocksteady » sur l’album éponyme qui sort en 1968. Ainsi, d’une fascination pour les musiques américaines, Ken Boothe a été l’un des artisans des nouveaux styles musicaux enfantés par la Jamaïque, écrivant à la fois l’histoire de son pays et celle de la musique.
S’il est cette figure historique de la musique jamaïcaine, s’il est incontestablement l’un des plus grands interprètes de chansons d’amour de l’île, dont il restitue si bien le charme et le parfum, Ken Boothe n’en reste pas moins imprégné par la culture rasta, lui qui l’a vu naitre et qui l’a côtoyé sa vie entière. Sans l’avoir ostensiblement exposé à l’époque du reggae roots où chaque artiste revendiquait fièrement dreadlocks, ganja et militantisme rasta, le grand chanteur jamaïcain est pourtant un fervent rasta, dans son intimité la plus personnelle.
C’est aussi ce qui l’a enthousiasmé dans le projet « Inna de Yard ». Ken explique: « It’s like playing with nature, and that’s nice ». Outre le fait de jouer ensemble live comme à l’époque (mais cette fois en acoustique et en extérieur), l’accent est mis sur les percussions Nyabinghis, rythmique centrale des groundations rastafaris. Les titres « Black Gold and Green » et le dernier « Rastaman Chant » en sont les preuves parlantes. Sur « Black Gold and Green », Ken Boothe sort un hymne puissant à son pays, aux couleurs de son drapeau autant qu’au mouvement Rasta. Le dernier titre quant à lui, rassemble la puissance des percussions Nyabinghis, la force de la soul et celle du gospel, ces éléments tellement constitutifs de l’identité de la Jamaïque et du Reggae. Fidèle à lui-même et à sa réputation qui ne se dément pas, 50 ans après ses premiers pas devant un micro, cet interprète merveilleux et béni en livre encore une fois une interprétation magistrale.
[1] « La Fortunella » de Edouardo di Fillipo
[2] Connu notamment pour sa collaboration heureuse depuis 10 ans avec le chanteur Winston McAnuff, incontournable du projet Inna de Yard.